Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Au fil de ma plume

17 avril 2013

L'élimination, Rithy Panh, avec Christophe Bataille, Grasset, 2012 - Une histoire du Cambodge

 

9782246772811_1_75

« Je nie ce que vous affirmez, mais je porterai le fardeau de votre vérité ». Cette déclaration de Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch, résume parfaitement l'attitude d'un des plus célèbres bourreaux de l'histoire de l'Humanité. Mentionner le terme humanité et le nom de Duch dans la même phrase est d'ailleurs plutôt paradoxal. Comment ce mystérieux personnage, ancien professeur de mathématiques, a-t-il pu commettre de telles atrocités à l'époque des Khmers rouges lorsque le Cambodge, the Kingdom of wonder, fut pris sous le contrôle de la dictature communiste, dirigée par Pol Pot de 1975 à 1979 ?

 

Comprendre, établir la vérité aux yeux de tous, c'est ce que souhaite Rithy Panh, cambodgien de naissance, aujourd'hui cinéaste réputé, lorsqu'il entreprend la conception de son livre L'élimination. Ses œuvres, autant filmiques que littéraires, dénoncent ce régime dévastateur et ses répercussions irréversibles. Ayant auparavant écrit sur des témoignages d'anciens soldats et de bourreaux, Rithy Panh s'attaque au plus célèbre d'entre eux : Duch.

Durant des centaines d'heures, Rithy Panh l'interroge, inlassablement, avec sa caméra. Rithy Panh s’attends à des excuses, des remords, mais ne se confronte en réalité qu'à ce rire, ce rire sinistre d'un bourreau qui se voit comme une victime du régime Khmer rouge. Duch admet avoir dirigé le centre S21, à cette époque le plus important centre de torture au Cambodge, mais affirme ignorer tous des massacres qui y sont liés.

Ce livre est à la fois une autobiographie et le résultat du cheminent d'un long travail, fruit des entretiens avec l'un des plus hauts responsables de la tragédie du régime communiste, qui a décimé près d'1/3 de la population, soit 1,7 millions de cambodgiens, au nom de l'élaboration d'un homme nouveau.

Comme ce fut le cas durant les années qui suivirent les autres grandes tragédies que ce siècle n'ait jamais connues, le régime Khmer rouge reste un tabou au Cambodge. Les livres d'histoire scolaire commencent tout juste à mentionner cet épisode douloureux dont le pays peine à se remettre.

Phnom Penh, 17 avril 1975, date ancrée dans la mémoire des cambodgiens, les troupes khmères rouges entrent

khmer_rouge_04

dans la capitale du Cambodge. C'est le point de départ d'une longue et douloureuse descente aux enfers pour des millions de cambodgiens et la lente agonie d'un pays en plein essor. En mars 1970, le Premier Ministre, Lon Nol, commet un coup d'état, forçant le roi Norodom Sihanouk à s'exiler. Celui-ci, en URSS au moment des faits, part au Vietnam où il change de position vis à vis des khmers rouges, leur donne son appui et appelle la population cambodgienne à s'opposer à Lon Nol. Considéré alors comme un mouvement libérateur, et face à la situation dramatique du pays d'un point de vue économique, en proie aux bombardements de l'armée américaine, le régime ne peine aucunement à se faire une place favorable dans l'opinion des cambodgiens. Cependant, lors de la prise de Phnom Penh ce 17 avril 1975, les cambodgiens, tout d'abord enthousiastes, déchantent rapidement. S'inspirant en réalité de l'idéologie maoïste, le gouvernement, une fois mis en place, prend des mesures visant à redonner un second souffle à l'économie du pays. Prônant le retour aux coutumes, usages et traditions khmers, le nouveau régime impose aux habitants du désormais Kampuchéa Démocratique, une dictature communiste, les privant ainsi de tous les droits et libertés acquis jusqu'à présent. La mise en place de la « machine khmère rouge » se veut rapide et efficace. Les premières mesures concernent la mise en place d'un vaste plan économique dans le but de tripler la production annuelle de riz du pays, et prévoient l'éviction totale de toute influence capitaliste occidentale alors diabolisée. C'est le temps d'une épuration qui durera quatre ans. Quatre années de terreur, où des milliers de cambodgiens vont mourir, de famine, d'épuisement ou sous le joug de la torture.

KR-Workcamp

S'organise dans le chaos le plus total l'un des plus grands déplacements de population massif de l'histoire. Les grandes villes sont vidées de la totalité de leurs habitants - y compris les malades, expulsés des hôpitaux - et envoyés dans les campagnes les plus reculées du Cambodge pour entreprendre le dur labeur du travail de la terre. Au total, près de 40% de la population fut déversée dans les campagnes en l'espace de quelques jours. Les terres sont collectivisées, le pays devient alors un gigantesque camp de travail. La société se divise désormais en deux catégories: l'ancien peuple et le nouveau peuple. Les « ancien peuple », héritiers du Royaume Khmer, les ouvriers et les paysans, deviennent le modèle auquel les « nouveau peuple » doivent se référer. Ainsi les personnes qui composent le nouveau peuple c'est à dire, les capitalistes, les professeurs, les étudiants, les intellectuels, les médecins, les propriétaires terriens et les fonctionnaires, les classes moyennes et aisées, ainsi que tous les partisans de Lon Nol doivent se soumettre à la supériorité de l'ancien peuple, les « techniciens de la révolution ». L'objectif est clair : entreprendre la destruction immédiate de la classe bourgeoise, par la privation de nourriture et de soins, qui reste le moyen le plus efficace, le moins coûteux et le moins explicite pour l'accomplissement de l'extermination.

La terreur se lit sur tous les visages, les cambodgiens ne sont plus maîtres de leur vie sociale, intellectuelle et familiale, tous doivent se conformer aux règles établies par l'Angkar, l'Organisation.



« A te garder on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien ».

Les « nouveau peuple » sont surveillés, une partie d'entre eux, suspectés de trahison, sont traqués et interrogés sous la torture jusqu'à l'obtention de leurs « aveux », reconnaissant être membres du KGB, de la CIA ou des services secrets vietnamiens. Les torturer mais ne pas les tuer, car si le suspect meurt, c'est une perte de documentation qui peut s'avérer cruciale. Ils sont ensuite exécutés, tous, y compris les enfants, car « souillés » par le capitalisme.

 Ainsi près de 17 000 cambodgiens ont subi la torture et ont été exécutés suite à leur passage au centre S21, un

tuol_seng_s21_003

ancien lycée situé au centre de la capitale. C'est ici que vit Duch durant ces quatre années. C'est lui qui dirige le centre, lui qui a sélectionné des adolescents issus du monde rural, qui les a conditionnés et formés pour les interrogatoires sous la torture.

 En février 2012, Duch et plusieurs autres responsables du régime ont été jugés et condamnés pour leurs crimes contre l'humanité. Duch a ainsi été condamné à l'emprisonnement à vie. Durant la durée du procès, Rithy Panh et Duch ont passés de nombreux entretiens ensemble. Ce fut au tout de Duch de parler de ses crimes. L'important pour Rithy Panh n'est pas d'établir la vérité, mais de faire en sorte que ces bourreaux pensent à leurs actes, pour que les survivants puisse retrouver la parole et témoigner.

 Quelque chose frappe le cinéaste, le rire de Duch, ce rire incompréhensible, insupportable, le rire d'un bourreau qui nie ce qu'on lui reproche et s'amuse des déclarations des autres personnes inculpées, les interrogateurs, les gardiens, qui reconnaissent, eux, la torture qu'ils ont infligée au centre S21.

 S'armant de photos d'articles, de victimes ou de révolutionnaires importants, de slogans et de confessions de prisonniers annotés de sa propre main, Rithy Panh soumet Duch face à la vérité de ses actes commis trente ans plus tôt. Face aux accusations irréfutables lancées contre lui, l'homme reste pourtant décontracté, rieur même et c'est ce qui choque justement Rithy Panh. Il avait 13 ans à l'époque, vivait avec sa famille dans la banlieue proche de Phnom Penh, et comme tout cambodgien, il fut contraint de subir les conséquences désastreuses, inhumaines du régime des khmers rouges. En quelques semaines, il perd un à un les membres de sa famille. Il raconte son combat pour survivre, la haine qu'il le ronge, et le besoin de comprendre.

 

« Si on me force à dire la vérité, ça je refuse. Je n'ai jamais torturé ».

duch-le-bourreau-khmer-qui-ne-regrette-rien,M66637

Duch joue avec les mots et Rithy Panh en a bien conscience. Duch réfute tout cela, nie avoir entendu les cris des prisonniers torturés pendant des jours et des semaines, trop concentré sur ses dossiers, assis confortablement dans son bureau, éloigné des cellules et des salles de torture. Il se défend en acceptant l'idée d'avoir été un rouage parmi d'autres de la machine khmère rouge. Il reconnaît les horreurs que le régime a pu accomplir durant ces quatre années de terreur, mais affirme avoir été manipulé. Effectivement, c'est bien lui qui a annoté à l'encre rouge, en face de noms d'enfants « Réduis les en poussières », « détruire », « garder », ou encore « vous pouvez détruire », mais il déclare avoir été l'otage du régime.

 

« La dette de sang doit être remboursée par le sang »

Mme Thach Chea, épouse de l'ancien ministre de l'éducation sous Lon Nol, est disséquée vivante.

Comment justifier une telle violence ? Pourquoi avoir encouragé des jeunes de 13-14 ans à pratiquer des électrocutions, des viols, d'avoir affamé, pratiqué des expérimentations, des vivisections sur les leurs ?

C'est une nouvelle forme de violence qui voit le jour, une violence pure, bénéfique, qui transforme l'être corrompu par le capitalisme occidental. C'est un acte politique, un acte nécessaire pour le bien du pays et du peuple.

 

 

Le livre de Rithy Panh remue, dérange, bouleverse. On préfère ne pas savoir ce qu'il s'est passé. Croire que l'homme est capable de commettre de telles atrocités est insupportable. Le fait de se confronter à la dure vérité, même trente ans après, reste très difficile et éprouvant, mais cela est nécessaire.

Duch n'a pas été le seul acteur au sein de ce régime sanguinaire. La justice remplit son rôle, pourtant, on reste en même de se poser des questions sur la responsabilité de la communauté internationale lorsque se déroulaient les faits. Une question demeure : savaient-ils ? Et s'ils savaient, pourquoi n'ont-ils rien fait ?

Quelle a été la position de la communauté internationale à ce sujet ? Comment justifier la présence de Duch lui-même, représentant de l'ordre officiel de son pays à l'ONU jusqu'en 1991 ?

Comment justifier le refus de Kurt Waldheim, secrétaire de l'ONU de 1971 à 1979, d'établir un plan d'évacuation pour libérer le Cambodge de la dictature du régime khmer rouge en toute connaissance de cause quant à la situation dramatique du pays?

 

Publicité
Publicité
Au fil de ma plume
Publicité
Au fil de ma plume
Pages
Archives
Publicité